IDEOLOGIE
DE LA COMPETENCE ET CHANTAGE AU CONSENSUS Étaler
les controverses risque de faire perdre la confiance envers les sciences
Benoit Urgelli Voir
également les échanges avec des journalistes : Pourquoi médiatiser les controverses ? Voici l'extrait d'un texte qui fonde ma conception des sciences en société et mon questionnement autour de l'introduction des controverses dans l'enseignement scientifique. Le sociologue Philippe Roqueplo, qui milite pour un partage des connaissances et des questionnements depuis 1974, écrit en 1993, dans son analyse des conditions et des limites de l'expertise climatique (Climat sous surveillance, Edition Economica, p. 93 et 338-339) les remarques suivantes : "La
respiration interne des sciences est la pratique incessante du doute méthodique.
Les connaissances qu'elles construisent ne cessent d'être soumises
à l'exercice collectif de ce doute. Et c'est précisément
cette sorte de négativité interne qui fait que la vérité
des sciences est une vérité en perpétuelle errance
et qui fonde la fiabilité de ce qui résiste à cette
errance. [...] Exiger que les sciences ne se manifestent qu'en cachant les controverses et conflits qui rythment leur progrès représente une sorte de castration qui les condamne à l'impuissance dans le domaine où précisément leur pouvoir critique d'objectivation est politiquement fondamentale. Une telle conception de la présence des sciences dans la culture interdit que les débats, controverses et conflits soient eux-mêmes rendus présents à la culture, alors que tout à la fois ce sont ces débats, controverses et conflits qui constituent les conditions de l'objectivation des connaissances et les meilleurs vecteurs de l'acculturation des sciences. [...] il faut que le corps social prenne conscience de la gravité de cette objection. Pour cela, il est nécessaire qu'il soit associé aux débats qui rythment les progrès des sciences et qui fondent la confiance que la société ne doit en aucun cas cesser d'avoir en la fiabilité des expertises scientifiques." Pourquoi parler des controverses à l'école ? Je présente ici ma position concernant la prise en compte de controverses dans l'enseignement. On pourra se référer à Astolfi (2006), Simonneaux et Legardez (2006) ou encore Tiberghien (2009) et Albe (2009) pour trouver des éclairages sur les avantages socio-éducatifs mais également sur les objections à une approche didactique des controverses.
Je considère qu'un des enjeux de l'éducation scientifique est de donner une image socialisée des sciences et de leur fonctionnement. Comme l'exprime Chevallard (1997), l'approche actuelle de l'enseignement des sciences (et leur médiatisation) tend à monumentaliser les connaissances, ne laissant que peu de place et de visibilité aux débats et aux pratiques qui font l'actualité des sciences en société. Sur des questions socioscientifiques comme celle du réchauffement climatique, question complexe, expertisée et médiatisée, je milite pour une approche éducative qui permette le développement d'une pensée citoyenne critique, ne reniant pas la négativité des sciences, le doute méthodique et le caractère incertain et provisoire des connaissances scientifiques. Comme le précise Roqueplo (1993), un diagnostic incertain n'est pas pour autant un diagnostic auquel on ne fait pas confiance [...] Sans la réconcialiation entre doute et certitude, sans la confiance raisonnée et raisonnable dans le travail des scientifiques, c'est la fiabilité même des connaissances qui finit par être objet de doute. C'est d'ailleurs la forme consensuelle et alarmiste de l'expertise climatique qui me semble être à l'origine de la crise récente de confiance envers le GIEC, expertise selon moi pas assez transparente socialement, parfois même autoritaire et arogante. Ainsi, en s'appuyant sur la présentation des termes des controverses récentes et passées, en soulignant leurs liens entre les modèles scientifiques et les écoles de pensée associés, mais également les enjeux de société (approche socioépistémologique des sciences), je suis convaincu que c'est un regard différent sur le fonctionnement des sciences que l'on propose aux élèves. Au delà de l'intérêt épistémologique dont parle Astolfi (2006), l'éducation aux controverses revet un intérêt psychologique, permettant probablement de redonner du sens aux apprentissages aux yeux des élèves, autour d'une diversité de savoirs socialement vivants. Cette approche prend également des dimensions politiques et sociétales, puisqu'on tente alors d'insérer les élèves dans une dynamique de débats sur des questions socioscientifiques. Je rejoins donc ici le courant de recherche sur l'enseignement des questions d'actualité, représenté en France par Laurence Simonneaux, Alain Legardez ou encore, plus récemment, Virgine Albe et Grégoire Molinatti.
Il faut cependant reconnaitre que les controverses sont médiatisées le plus souvent avec une temporalité qui n'est pas celle de l'enseignement et de l'apprentissage, et encore moins celle de la recherche scientifique. Pour l'enseignant, la prise de recul pour l'analyse des jeux d'acteurs et d'arguments (Chateauraynaud, 2007) est donc difficile face à l'immédiateté de la médiatisation sociale des controverses et à leur traitement le plus souvent anecdotique. L'approche didactique des controverses nécessité également de s'interroger d'un point de vue de l'éthique de la profession enseignante, a priori inscrite dans le mythe de la neutralité et de l'impartialité du fonctionnaire. Quelles sont les formes, les enjeux et les limites d'un traitement des controverses à l'école qui se voudrait neutre et impartial ? Il faut également souligner la difficile question des multiples discours de références (multiréférentialité) et des valeurs associées qui apparaissent dans le cadre d'une controverse socioscientifique (notamment connaissances et valeurs autour des relations entre l'homme et la nature). Par ailleurs, le refus du politique au sein de l'institution scolaire (Audigier, 1993) est-il tenable lorsqu'on se penche sur des questions socioscientifiques expertisées autour desquelles des décisions et des projets de sociétés s'élaborent ? Au final, l'introduction des controverses dans l'enseignement scientifique nécessite de questionner les modèles pédagogiques, dans leurs finalités (Lenoir, 2008) mais également dans leurs étayages des processus d'apprentissage (pôle scientifique ou psychopédagogique) et leurs outillages (pôle praxéologique), au sens où l'entend Meirieu (2003).
Malgré mon initiation universitaire à la recherche en géosciences, à l'Ecole normale supérieure (1991-1993) et aux côtés des géologues Laurent Geoffroy et Xavier Le Pichon (1996), je reconnais aujourd'hui mon incompétence scientifique dans la production de connaissances en sciences de la Terre. Mon discours est donc, comme celui de la plupart des journalistes et des enseignants du secondaire, un discours a-pratique sur les sciences. Ma posture pourrait donc être qualifié de profane médiateur critique. L'enjeu de mon travail n'est donc pas de trancher les argumentaires des différentes écoles scientifiques et de leurs représentants, mais de dénoncer le chantage au consensus et l'idéologie de la compétence (Roqueplo, 1974) lorsqu'ils conduisent à une approche dogmatique des sciences risquant de discréditer leur dimension d'objectivation politique. En tant qu'enseignant et éducateur, je revendique simplement le droit de comprendre les questionnements et les controverses qui accompagnent le traitement politique de questions socioscientifiques. C'est ce qu'illustre l'essentiel de mon travail de recherche en sciences de l'éducation autour des logiques d'introduction des controverses climatiques en contexte d'enseignement (thèse 2004-2009, ENS-Lyon).
On me rappelle régulièrement que l'application du principe de symétrie dans l'analyse des controverses n'est pas sérieux dans la question climatique : on suppose que les argumentaires des acteurs se fondent sur la même éthique scientifique, ce que dénonce par exemple les scientifiques convaincus de la responsabilité de l'homme dans l'évolution du climat. Les dénigreurs du réchauffement climatique anthropique, accusés de malhonnetetés, de fraudes, de mensonges, de mauvaise foi, voire de négationnisme..., feraient du tort à l'activité scientifique en utilisant une communication sociale définie hors de l'éthique scientifique, qui par ailleurs, cloture le plus souvent les débats entre pairs. En somme, il faudrait distinguer un doute légitimé par la pratique scientifique (doute méthodique) et un doute sceptique, fondé sur des valeurs et des pratiques qui ne sont pas celles des sciences. Confondre ces deux formes de doute pour revendiquer une analyse objective de la question serait donc une véritable erreur de méthode ! Mais comment faire lorsqu'on ne dispose pas des outils d'analyse scientifique pour évaluer ce qui est doute méthodique et ce qui est doute sceptique ? La réponse de certains scientifiques se fonde sur l'idéologie de la compétence : en tant qu'ignorant, vous devez nous faire confiance car nous sommes honnêtes, plus honnêtes que ceux qui nous accusent de surdéterminer nos résultats à des fins politiques (par exemple sur le registre du consensus et de l'alarmisme pour le réchauffement anthropique). Pour les acteurs de la controverse, le principe de symétrie n'est donc pas applicable. Il contrinuerait à donner une tournure scientifique à un débat qui n'est pas un vrai débat entre pairs. Il faudrait donc faire confiance à ceux que la société et l'histoire des sciences désignent comme les scientifiques experts officiels et qui, par ailleurs, sont les plus nombreux. Pardonnez moi mais j'ai un peu de mal avec ce principe de confiance lié au poids des énonciateurs. Il renforce selon moi l'idée que ceux qui savent ont plus de pouvoir et, par ailleurs, qu'il ne faut pas se mettre dans cette affaire quand on ne fait pas partie du système d'expertise. Pourtant, les résultats de cette expertise me concernent en tant que citoyen, notamment s'ils doivent conduire à la mise en place de décisions (comme par exemple l'adoption d'une taxe carbone comme solutions au réchauffement anthropique). Cette argumentation est donc pour moi irrecevable. Le
principe de symétrie, cher à Bloor (1976, 1982), est considéré
par Pestre (2007) et Lemieux (2007) comme un principe d'égalité
et de justice d'autant plus nécessaire que l'asymétrie entre
les acteurs parait grande. Il doit permettre de comprendre et d'adopter
non pas le point de vue des pairs (et c'est là où l'objection
des scientifiques praticiens tombent...), mais celui d'un public largement
profane. Ce principe permettrait de ne pas sombrer dans un relativisme
radical et d'être distancié en focalisant l'analyse sur les
théatres des controverses et les dispostifs de production de preuves
tangibles (Chateauraynaud, 2006).
Au
final, d'un point de vue sociologique, je considérerai, comme Lemieux
(2007), que les controverses sont une série d'épreuves,
c'est-à-dire de situations dans lesquelles les individus déplacent
et refondent un ordre social à travers des actions collectives
mais surtout face à des publics qui jugent la manifestation de
la vérité. Il s'agit donc de ne pas oublier le caractère
triadique des controverses (Lemieux, 2007) et le potentiel de renversement
des rapports de force et des croyances qui accompagne ces situations. Enfin, précisons que le projet intellectuel est l'inscription des sciences dans leurs temps à travers la reherche des sens des actes scientifiques (Pestre, 2007). C'est dans cet optique socioculturel et socioépistémologique que ce projet peut rejoindre celui d'une éducation scientifique citoyenne. Il pourrait redonner de la saveur aux savoirs (Astolfi, 2006) et aux apprentissages de connaissances et de valeurs. |